Quelques semaines plus tôt, Sophie s’est réveillée dans le même lit dans lequel elle se réveille depuis des dizaines et des dizaines d’années, et ce jour-là, elle avait soixante-sept ans. Soixante-sept années qui sont déjà derrière elle, beaucoup plus que ce qui lui reste à vivre, mais ce n’est pas ça qui l’a chagrinée ce jour-là. Non, c’était tout autre chose, un sentiment plus profond, plus dévastateur. Parce qu’elle a réalisé, la retraitée, qu’elle a passé les soixante-six dernières années basées sur des certitudes qui ont volées en éclats les unes après les autres. Cette sensation de ne pas avoir été aimée en retour par cet amour inconsidérable qu’elle a vécu l’été de ses dix-huit ans et d’avoir balancé leur histoire aux oubliettes comme s’il n’avait pas compté à ses yeux alors qu’il ne l’a jamais oubliée. Ces années à trouver des similitudes avec ses enfants dans le regard d’une petite fille qui n’était pas la sienne, ces heures à lui transmettre des valeurs situées à des années lumières de ce que ses vrais parents lui auraient inculquées. Cette impression d’avoir perdu son cadet, de ne plus le retrouver dans ses choix et ses habitudes, alors qu’il est revenu, qu’il est bel et bien présent, mais qu’il a simplement reconstruit sa vie, différemment. Et au milieu de tout ça, la vie de ses autres enfants qui file, sans même qu’elle ne soit présente pour les épauler au cas où. Ce barrage, qu’elle a construit jour après jour durant toutes ces années qui a cédé, déversant des torrents qui ont tout emporté sur leur passage. Elle respire encore, la matriarche, et pose chaque jour sa main sur sa poitrine, au niveau de ce cœur qui s’emballe par moments et qui lui donne des sueurs froides. Combien son myocarde sera-t-il encore capable de supporter ? Elle a besoin de souffler, Sophie. De s’évader. Pendant longtemps. Mais elle ne peut pas. Elle ne peut pas parce qu’ils sont sept –ou huit– à compter sur elle. Le pilier qui n’a jamais ployé, cet être sans failles, c’est supposé être elle. Pour l’heure, elle ajuste sa blouse, la vieille femme, car elle a obtenu un créneau dans l’horaire surchargé de l’ainée de ses filles. C’est un fin sourire qui vient se poser sur les lèvres de la pâtissière, parce que ce petit bonheur, d’avoir un moment avec sa fille, juste avec elle, c’est quelque chose qu’elle reconnait et pour laquelle elle se sent reconnaissante. Avant de quitter son domicile, elle inspire une dernière grande bouffée d’air. Elle redoute, plus que certainement ce qui pourra se passer durant les deux prochaines heures. La mère a besoin de discuter avec sa fille, mais ce que cette dernière a à lui confier, Sophie n’en sait rien. Dans le fond, elle n’a même jamais su ce que Rachel pensait de cette histoire à propos de sa sœur, et a toujours senti qu’il y avait quelque chose avec Nicolas. Affrontant ses légères craintes, la femme passe la porte du restaurant et indique son nom au chef de salle qui la dirige vers sa table. Là, elle est surprise de découvrir que Rachel l’attend déjà. Peut-être est-elle pressée ? Instinctivement, l’aura de la blonde l’attire à elle, et c’est en ouvrant les bras que la mère se dirige vers sa fille avant de la serrer contre sa poitrine. Elle a la sensation que ça fait une éternité qu’elle n’a plus senti son odeur, ou même senti sa joue contre la sienne, et elle doit presque retenir les perles sur ses pupilles, Sophie. « Je suis désolée de ne pas avoir été plus présente ces derniers temps… Merci d’avoir pu te libérer. » lui adresse-t-elle, certaine de lui occuper un temps précieux, un temps qu’elle pourrait occuper autrement. La Harper se débarrasse alors de son manteau et de son sac qu’elle fait passer sur le dossier de sa chaise. « Je t’en supplie, dis-moi que je ne suis pas la seule à être perdue avec toutes ces histoires ? » lâche-t-elle dans un soupir, prenant place dans le siège en face de Rachel. Elle ne s’attendait certainement pas à lâcher la bombe d’emblée, mais avec son ainée, ça a toujours été plus facile de sortir les choses de sa bouche. Le temps d’un instant, elle l’observe, pleine de nostalgie, ayant décidément bien trop l’impression de l’avoir laissée de côté, focalisée sur ses frères et sœurs, sur Jack, sur tout le reste. « Je ne sais plus qui je suis, Rachel. J’essaye de m’accrocher, pour chacun de vous, mais j’ai l’impression que ma barque part à la dérive. » avoue-t-elle, plantant ses iris grises dans les prunelles de sa fille qu’elle connait par cœur. Un refuge, cette sensation instantanée d’être à la maison.

Dans son quotidien et dans toute cette pagaille, heureusement pour la pâtissière, il y a Jack. Il est sa lumière, celui qui parvient à accrocher un sourire sur son visage en toutes circonstances, celui qui la divertit, l’écoute profondément, la rassure et la console. Il la comprend, vraiment, et avec lui, elle peut partager son quotidien de sexagénaire, les problèmes des enfants en plus. Leurs deux familles sont diamétralement opposées et pourtant, certaines épreuves restent semblables, et depuis le mois de décembre, le Fitzgerald est le plus grand soutient sur lequel elle peut compter. Infaillible, il lui a prouvé à maintes reprises qu’il ne quitterait pas le navire. Plus encore, qu’il veut qu’elle embraque avec lui. Et ça, ça ne s’est fait que récemment, suite à leur escapade à Fairhope. Pour y arriver, ils ont dû revenir sur les fêlures du passé et si l’épreuve fut douloureuse, elle fut intense et sincère. S’ils n’étaient pas passés par là, Sophie n’aurait tout bonnement pas été capable de lui confier son cœur, pour la seconde fois. Elle aperçoit sa fille à la table et le fait qu’elle soit présente à l’heure, avant même, ça lui donne moins l’impression de la déranger. Rachel s’est toujours donné corps et âme pour son métier. À courir dans tous les sens comme sa mère a pu le faire, elle ne lâche jamais rien, la jeune Harper, et c’est cette ténacité qu’elle apprécie particulièrement dans son regard. « Ne t'excuse pas, maman... Je n'ai pas beaucoup fait mieux. Mais sache que je prendrai toujours le temps pour toi. » lui adresse-t-elle, réchauffant instantanément le cœur de sa mère. Rachel sourit et se détend, s’installe et sa langue se délie instantanément, peut-être trop facilement. « Non, tu n'es pas la seule... Enfin pour le coup, c'est de ma faute. Je n'y ai pas vraiment prêté attention ces derniers temps. » admet la blonde, et elle ne la blâmera pas pour ça, Sophie, consciente qu’ils aient tous leurs propres préoccupations, acceptant même qu’elle pourrait se cacher derrière cette excuse pour ne pas être touchée de plus près par tout ce qui se passe en ce moment. « Tu as pu en discuter avec l’un ou l’autre ? » demande-t-elle tout de même, hasardeuse, espérant secrètement gratter des informations qu’elle n’aurait pas encore. Mais l’instant d’après, elle s’effondre presque, la matriarche, avouant ses propres failles, les propres maux qui l’atteignent et l’haleine qu’elle peine à tenir. Sa fille attrape sa main, venant calmer son palpitant et capturant toute la culpabilité qui l’atteint. « Je sais que ça fait beaucoup, maman... Ça fait beaucoup trop, tout ça. Mais tu sais, nous ne sommes plus des enfants et il serait grand temps que tu penses à toi, à ce qui te rendrait heureuse. » Les mots de l’agent sont on ne peut plus vrais. Elle acquiesce d’un signe de tête, Sophie. « Je sais… et je m’y atèle, tu sais... » se défend-t-elle, la gorge légèrement nouée par l’émotion que la traverse, significatif de tous les efforts qu’elle met pour garder la tête hors de l’eau. « Vous n’êtes plus des enfants, mais tu sais ce qu’on dit ‘Petits enfants, petits problèmes. Grands enfants, grands problèmes.’ » énonce-t-elle derrière une citation toute faite, sans pour autant mal vouloir se faire comprendre. « Je crois que j’aurais simplement aimé être capable de vous protéger toute votre vie, mais vous grandissez, vous avez vos vies, vos propres soucis, et je comprends que vous ne me disiez pas toujours tout pour ne pas m’accabler. Mais je suis là pour vous… tu le sais, n’est-ce pas ? » poursuit-elle, serrant légèrement les doigts de sa fille dans sa paume. Peu importe si sa santé en pâtit, elle s’en fiche complètement car tout ce qui compte est le bien-être de ses enfants. Et si elle fait son possible pour ne pas être un poids pour chacun d’eux, elle espère qu’ils savent qu’ils peuvent frapper à sa porte à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. « On commence par un apéro ? Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? » propose-t-elle en ouvrant le menu du restaurant, profitant de rebondir sur un sujet un rien plus positif. Même si elles n’ont rien à fêter, elle a bien envie d’une coupe de champagne pour commencer le repas.

Ils sont sept. Sept êtres magnifiques et extraordinaires à qui elle a tout donné et pour qui elle ne cessera jamais de se battre. Sept personnes qui, chacun à leur tour, ont rempli chaque instant de son existence depuis ses vingt-quatre ans. Sept paires d’yeux qu’elle connait par cœur. Sept caractères qui se sont forgés à travers le temps et qui les rend si uniques et incroyables à la fois. Sept enfants qui sont devenus grands. Rachel le lui fait remarquer et la mère sent une pierre tomber dans son estomac. Qu’ils soient enfants ou non, le rôle d’une maman ne se termine jamais, et ils peuvent faire tout ce qu’ils veulent, ils occuperont toujours ses pensées et elle essayera toujours de les protéger. Le sourire de Sophie se tord légèrement, un voile de peine passant sur ses traits. Elle s’accroche doucement aux doigts de sa fille. « Je le sais bien. » lui répond-t-elle alors que Sophie tente de lui rappeler que les oreilles attentives et le cœur accueillant de sa mère sont toujours présents pour elle, malgré qu’elle ait été focalisée sur d’autres ces derniers mois. Elle est une fière dissimulatrice, Rachel, mais la sensation que la Harper ressent est réelle. Quelque chose se joue dans la vie de la Vaughn et si Sophie ne sait pas encore exactement de quoi il s’agit, elle a l’étrange sensation que le vase commence à être bien trop plein. « Bien sûr maman, et nous le savons tous... Mais peut-être que c'est notre manière de te protéger à notre tour. Tu as bien le droit à un peu de tranquillité après tout ce que tu as fait pour nous. » Elle n’a certainement pas tort. Si elle se soucie pour ses enfants, certainement qu’ils se soucient de leur mère, eux aussi. « Tu le sais comme moi, la tranquillité d’une mère ne se trouve qu’en présence de ses enfants. » répond-t-elle simplement, n'ayant ce sentiment d’apaisement que lorsqu’elle les a tous en face d’elle, réunis dans la même pièce. Et ce qu’elle espère, Sophie, c’est de ne pas encore en être arrivée au stade d’être un poids supplémentaire pour eux. Quelqu’un dont il faut s’occuper, se soucier réellement. Mais elle se rassure instantanément, car elle est toujours indépendante, vivant dans sa maison, s’occupant elle-même de son jardin, étant encore capable de faire ses courses et de courir à toutes ses activités. Toutes ces choses qui la maintiennent en forme autant qu’elles l’épuisent. Le sourire revient sur les traits de la vieille femme qui se focalise alors sur l’instant à partager avec sa fille. « C'est moi ou tu es d'humeur festive ? » remarque la blonde. Et si l’esprit de la pâtissière n’y est pas encore réellement, il est vrai qu’il n’est pas dans son tempérament de se morfondre durant des heures. « J’ai envie de profiter de cet instant avec toi. » avoue-t-elle sans rien avoir à cacher. Le temps leur est compté, les minutes de la jeune Harper ne pouvant être étirées avant qu’elle ne retourne à ses occupations. « Je serais bien partie sur une pinte, mais je t'accompagne sur une bouteille si tu veux. » propose-t-elle. Sophie lui répond simplement qu’elle veut partir sur une bière et qu’elle commence avec une coupe de mousseux. Les autres alcools des apéros ne lui ayant jamais vraiment beaucoup donné envie. «  Est-ce qu'il y a quelque chose dont tu voulais me parler ? » l’invite Rachel. Sophie repose sa carte après avoir noté mentalement le choix de son plat. « Je…oui. » admet-elle, relevant son regard vers celui de sa fille. Le moment est venu de parler de Jack. La Harper inspire profondément avant de cracher le morceau, décidant de ne pas y aller par quatre chemins pour cette partie-là. « J’ai rencontré quelqu’un et c’est sérieux. » affirme-t-elle, histoire de lever tout soupçon sur la tournure que prend son histoire intime et amoureuse avec le Fitzgerald. À vrai dire, depuis que leur père les a quittés, Sophie n’a parlé que d’un seul autre homme, et à Rachel uniquement. Une histoire dans laquelle elle était hésitante mais où elle avait tout de même tenté de se laisser porter. Ça n’avait pas fonctionné et Sophie s’était convaincue après cela qu’elle finirait ses jours sans être accompagnée d’un autre homme, et ça lui allait très bien comme ça. Parce que son cœur, à ce moment-là, n’était pas prêt, pas capable d’accueillir un autre. Tomas y occupait toute la place. Et puis Jack, qui a, à une époque, occupé toute la place, lui aussi, est apparu avec ses allure de ‘poussez-vous, je m’installe’ décidant avec fermeté et conviction de son avenir avec Sophie. Le visage de la vieille femme s’adoucit et s’illumine. La détermination du Fitzgerald a été déterminante dans leur histoire. « Il est là depuis un moment, à vrai dire. » raconte-t-elle, comme pour appuyer le fait qu’elle sait ce qu’elle fait, qu’elle ne se laisse pas embarquer ou manipuler aveuglément. « Il s’appelle Jack, je suis certaine que son tempérament te plaira. Et… cette histoire est plutôt longue. Je ne sais pas si tu veux l’entendre ? » Elle toise les réactions de sa fille, espérant qu’elle ne ferme pas la porte à cet homme qui lui a permis d’avancer de la sorte depuis ces derniers mois, de traverser les tempêtes qui se sont abattues sur elle.

La tristesse qui passe le temps de quelques secondes sur le visage de sa fille ne passe pas inaperçu sous le regard attentif de la mère. Cette fois pourtant, elles n’en parleront pas plus en profondeur. Parce que Rachel protège sa mère, lui renvoyant l’ascenseur pour tout ce qu’elle a bien pu faire durant toutes ces années. Elles glissent alors vers un sujet plus joyeux, et ce que Sophie tenait réellement à révéler à sa fille aujourd’hui. Jack serait plus qu’étonné s’il savait qu’elle venait de mettre le sujet sur la table, qui plus est auprès de la deuxième de la fratrie. Mais Rachel a bien souvent été la première à détenir les secrets de sa vieille mère. Oh, Sophie n'a jamais craint qu’elle le découvre avant tout le monde juste parce qu’elle fait partie du FBI et qu’elle sait toujours tout, c’est juste leur relation qui s’est construite comme cela avec le temps. « Je suis contente pour toi, maman, vraiment. » lui adresse sa douce. Le sourire de Sophie s’étend un peu plus sur ses lèvres. Si elle compte bien mener sa vie comme elle l’entend, il est certain que l’avis de ses enfants importe tout de même beaucoup. Excitée comme une ado qui a hâte de raconter son histoire à sa meilleure amie, Sophie, prévenante, vérifier tout de même que cela ne dérange pas Rachel. « Bien sûr que je veux l'entendre. Je veux tout savoir. » lui indique-t-elle alors. Sophie se redresse sur son siège et dispose devant chacune les boissons qui viennent d’être apportées par le serveur. « Mais avant... Tu n'en as encore parlé à personne ? Je peux le garder pour moi, tu sais. » La matriarche hoche la tête de haut en bas. « C’est préférable pour le moment, mais je ne tarderai pas à leur en parler. » exprime-t-elle clairement. Ils ont tous traversé tellement de choses, elle ne veut pas ajouter à leurs tracas. Mais Jack n’en est pas un. Loin de là.

Sophie trempe ses lèvres à la coupe de cava qu’elle a reçue et s’apprête à raconter son histoire. Leur histoire. Un amour qui a commencé il y a bientôt cinquante ans. Un récit ancré en elle à tout jamais. « Je n’ai pas connu que ton père dans ma vie, tu sais ? » elle demande, de façon rhétorique, sans attendre de réponse. Elle ne pense pas que ses enfants puissent s’en douter, parce que sa jeunesse, Sophie l’a passée à une toute autre époque. Une époque où si l’on rencontrait un homme et qu’on devenait plus proche et plus intime, c’était uniquement parce qu’il était devenu votre mari. Et pourtant, qu’est-ce qu’elle en a profité de cet été, de sa jeunesse, de la fougue passagère. « Il y a eu un autre homme avant lui, et cet homme, c’était Jack. Avec tonton Arthur, nous avions l’occasion de passer nos vacances en Alabama, à Fairhope (…) » Sophie s’envole à travers son récit, détaillant sa rencontre avec le jeune homme, cette assurance qu’il avait en lui, ce sourire ravageur, les papillons dans le ventre qu’elle a ressenti, le mur qu’elle passait la nuit, couverte par son jumeau –bien qu’il ait toujours gardé un œil attentif sur eux, la passion pour les étoiles du Fitzgerald, sa fougue, sa détermination, son franc-parler, ses techniques de drague infaillibles. Elle conte à sa fille les quelques moments magiques qu’ils ont vécu ensemble le temps d’un été, jusqu’au départ et à ce numéro et cette adresse couchés sur un papier. Cette promesse de lui revenir, de la contacter une fois qu’elle serait arrivée à San Francisco. Mais Sophie a campé de nombreuses heures devant le téléphone sans que la sonnerie ne se fasse entendre ou que l’appel ne lui soit destiné. « (…) Il ne m’a jamais appelé, jamais écrit et j’ai bien attendu un an avant de jeter l’éponge. Et puis la rentrée suivante, j’ai rencontré ton père. » termine-t-elle à propos de cette première phase. Un pincement au cœur à l’évocation de Tomas, qui fut son pilier et son grand amour. « Ensuite, Jack m’a retrouvée en 2000, mais c’est une autre histoire. Il a débarqué sur ses grands chevaux en espérant me voler à ma famille. Il en était hors de question. Je ne vous aurais jamais fait ça à vous, et encore moins à votre père. Je l’aimais énormément et j’ai toujours eu beaucoup de respect pour lui. Il m’a permis de vivre une vie rêvée. » Elle sent qu’elle s’égare. Elle n’a jamais été déloyale envers Tomas, ne l’a jamais trompé, d’aucune façon, ce n’est pas parce qu’elle s’autorise maintenant à être avec Jack qu’elle doit culpabiliser à propos de ce qu’ils ont vécu. Les Harper remercient le serveur qui apporte les plats devant elles. « Et puis, vingt ans plus tard, comme s’il avait senti que c’était le bon moment, il est venu pousser la porte du café. Je l’ai rembarré comme à l’époque, avec un tantinet moins de ferveur. Et puis en décembre, il est venu déposer une lettre sur le comptoir. La lettre que j’ai toujours attendue. Je suis sortie en espérant pouvoir la livre et revenir armée pour le renvoyer d’où il venait, mais je n’ai pas pu. J’ai pleuré comme une madeleine en lisant ses mots. » Sans avoir été capable de lire l’entièreté de la lettre. Elle s’en souvient. Ce n’est que le mois dernier que Jack lui a lu ses mots, jusqu’au dernier. « Enfin, il s’est passé tout ce qu’il s’est passé avec Eileen. Je l’ai appelé à la rescousse. Il n’a rien demandé, m’a raccompagné chez moi. Il a simplement été présent quand il fallait et comme il fallait. » Un gentleman, mais un protecteur, surtout, l’invitant simplement à rejoindre un cocon qu’il a préparé pour elle des années durant. « J’ai tout fait pour le repousser, coincée dans l’idée que je m’étais faite de lui et du mal qu’il m’avait fait il y a bien des années. Mais force est de constater qu’il prend soin de moi à présent, qu’il est assez persuasif et qu’il… m’aime. » Sophie sourit à cette évocation avant d’ajouter « Et je l’aime aussi. » Il lui a fallu de nombreux mois avant de se l’avouer. C’est bien plus facile de vivre barricadée, elle le sait.  « Crois-moi, si j’avais reçu sa lettre en temps et en heure, c’est avec lui que j’aurais fait ma vie. » affirme-t-elle, accordant du crédit aux sentiments qu’elle éprouve. « Sans vous offenser, bien sûr. » Parce que si ça s’était passé comme ça, sa famille actuelle n’aurait jamais vu le jour.