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Pour la cinquième fois en à peine une dizaine de minutes, Maeve jette un coup d'oeil nerveux à l'écran de son téléphone. Elle espère le voir s'illuminer depuis le début de la journée : un appel, un message... même un mail ferait l'affaire. Pourtant, la jeune femme a fait l'effort de calmer son impatience durant toute la matinée. Elle s'est occupée l'esprit comme elle le pouvait, vérifiant une nouvelle fois l'inventaire sous le regard surpris de son patron, alignant précisément les couvertures des livres sur les rayons. Au moment de la pause déjeuner, la boutique n'avait jamais été aussi bien rangée depuis des années. Mais l'inquiétude de Maeve, elle, n'avait pas diminué d'un cran.

Totalement absorbée dans ses pensées, la jeune femme n'entend pas son patron tenter tant bien que mal de la ramener sur terre. Lorsqu'elle semble enfin atterrir, elle se sent coupable de croiser son regard inquiet. Elle a été physiquement présente mais mentalement absente tout au long de la journée, elle en a conscience, mais Maeve ne se sent pas le cœur à se justifier auprès de lui. Compréhensif comme il l'avait toujours été avec elle, l'homme n'avait pas insisté : à la place, il lui avait serré le bras dans un geste qui se voulait réconfortant, avant de lui assurer qu'il allait prendre le relais pour la fermeture de la librairie, et qu'elle pouvait ainsi rejoindre l'objet évident de son appréhension. Pour une fois, Maeve n'avait pas demandé son reste et, à peine quelques minutes plus tard et après des remerciements sincères, elle avait pris la route en direction du ranch des Nielsen.

Lorsqu'elle se gare devant le bâtiment, la libraire n'a même pas réellement pris conscience des kilomètres parcourus. Tout au long du trajet, Maeve a tenté tant bien que mal de se montrer raisonnable : c'est vrai, Tobias ignore rarement ses messages. Depuis qu'ils se connaissent, elle n'a pas souvenir d'une seule journée où ils ne se sont pas donnés des nouvelles d'une manière ou d'une autre. Même lorsqu'ils se fâchent, souvent à propos des mêmes sujets, l'un des deux finit toujours par craquer et par revenir vers l'autre. Leur dynamique est ainsi depuis toujours, et la libraire n'a jamais été amenée à douter une seule seconde de leur lien indéfectible. Jusqu'à aujourd'hui ?

La jeune femme secoue la tête, comme pour chasser cette pensée qu'elle refuse de laisser s'installer dans un coin de son esprit. Avec Tobias, son manque de confiance en elle n'a pas sa place. Elle sait qu'elle ne doit pas laisser la peur d'avoir fait quelque chose de mal l'envahir. Ce n'est pas possible, Maeve. Il y a forcément une autre explication. Après tout, elle l'a suffisamment épaulé ces derniers temps pour avoir conscience de la longueur inouïe d'une procédure d'adoption. Le rendez-vous avait dû s'éterniser : après tout, la personne en charge de la vérification des conditions de vie et d'accueil de Tobias avait très bien pu avoir du retard. Il était même fortement possible que son meilleur ami, euphorique et soulagé d'enfin avoir obtenu la garde de Caleb, ait décidé de passer du temps avec lui et d'aller fêter la bonne nouvelle en ville, à la salle d'arcade ou au restaurant. Oui, c'était probablement ce qui s'était passé. Dans quelques minutes, la libraire allait passer la porte du ranch et serait accueillie par une Luna tout sourire, qui lui expliquerait que Tobias était parti avec Caleb, oubliant son téléphone derrière lui sous le coup de l'émotion.

Mais ce n'est pas le visage souriant de Luna qui l'accueille. A la place, c'est bel et bien son meilleur ami qui lui ouvre la porte. « Tobias ? » La ferme est étrangement calme, et Maeve n'aime pas le sentiment de quiétude grondante que cette sensation lui procure. D'habitude, pourtant, elle se sent bien mieux loin de l'animation plutôt qu'en plein cœur de la fête. Mais, cette fois-ci, les choses sont différentes. Peut-être est-ce à cause de son instinct protecteur qui s'éveille doucement. Peut-être est-ce parce qu'elle a attendu des nouvelles de Tobias toute la journée et que ce n'est pas dans ses habitudes, de la laisser dans le flou de la sorte. Elle a conscience de ne jamais être très objective, quand cela le concerne : en témoigne la journée d'angoisse qu'elle laisse derrière elle, Maeve n'a jamais perdu cette habitude de se faire du soucis pour lui. Pas depuis qu'elle a fait sa rencontre dans ce bar impersonnel des années en arrière, pas depuis qu'elle a aidé ce parfait inconnu d'alors à regagner son appartement sain et sauf. Ils avaient traversé les enfers ensemble, s'y étaient même engouffrés à plusieurs reprises avant de s'en sortir in extremis, mais jamais sans cicatrices. Oui, l'air de profond désespoir mélangé à une tristesse à peine dissimulée qui animait le visage de Tobias à cet instant n'avait malheureusement rien d'inédit, aux yeux de Maeve. Pour autant, elle était persuadée qu'elle n'arriverait jamais tout à fait à s'y habituer. Pas plus qu'elle ne le voudrait un jour, de toute façon. « Tu ne répondais pas à mes messages, alors je me suis dit que j'allais passer. Est-ce que – » Sa phrase meurt dans sa gorge, quelque part entre le nœud qui semble y avoir élu domicile depuis ce matin et la difficulté à déglutir qui ne veut plus la quitter. En voyant son meilleur ami dans un tel trouble, son cœur se serre et Maeve laisse tomber son sac à main quelque part dans l'entrée, non loin d'eux, avant d'attirer le brun contre elle dans un geste familier. Sans doute le serre-t-elle un peu trop fort contre son cœur, comme si elle craignait qu'il lui échappe, comme si l'idée qu'il puisse sombrer de nouveau lui était insoutenable. Le curseur de la vérité se plaçait probablement à mi-chemin entre ces deux sentiments, à n'en pas douter. « Je suis là, Toby. » Elle ajoute dans un souffle, consciente qu'une telle affirmation ne pourrait probablement pas grand chose face à la mauvaise nouvelle qui flottait dans l'air. Ses doigts blêmes caressent doucement la base de la nuque de Tobias : un geste innocent, bien entendu, et dénué de tous sous-entendus. Elle a beau savoir manier les mots écrits, Maeve, l'oralité est une autre paire de manches. Alors ce que sa timidité lui empêche de dire, parfois, elle l'exprime avec des gestes.

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