Angoissé, les traits tirés et les mains quelque peu tremblantes, il se rendait chez sa meilleure amie, le Lennox-Baxter. Et si d’habitude, il se rendait chez elle avec le sourire aux lèvres, aujourd’hui, il était persuadé que leur entrevue aurait un goût de cendres. Cloîtré dans l’ascenseur, suivant le chiffre indiquant les étages du regard, il aurait été heureux d’avoir une boussole pour naviguer ses pensées ou ses sentiments actuels. Chaotiques, il n’y avait pas d’autres mots pour les décrire. Tout tournait en rond, comme un disque rayé. Comment pouvait-on annoncer à une personne, une nouvelle pareille ? Pire, à celle qui avait toujours été là malgré les épreuves ? Le bruit annonçant l’ouverture des portes de l’engin de fer tinta de manière violente à ses tympans, le tirant de sa torpeur. Dans une hésitation palpable, il s’engouffra dans le couloir qui le mènerait chez la Rose avant de marquer une pause. Ses oreilles bourdonnant comme s’il accueillait une ruche à l’intérieur, il s’adossa au mur pour reprendre contenance. Il avait refusé d’être accompagné par Joana, persuadé qu’il s’agissait d’aveux qu’il se devait de faire lui-même et dans l’intimité de son amitié avec Noelia. Cependant, il commençait à regretter le rejet qu’il avait émis à l’encontre de sa partenaire et petite-amie. Il se serait volontiers administré un coup de brique à l’arrière du crâne pour échapper à tout cela. Néanmoins, il se devait de le faire. Pour Noelia qui avait toujours été capable d’avouer toute la vérité, même la plus douloureuse. En échange de toutes ses années de soutien, il lui avait pris sa famille. Son bonheur. Tout ce qu’elle avait construit. Pas volontairement, mais de manière indirecte. Puis de manière encore plus directe lorsqu’il avait renvoyé l’ex-conjoint de la jeune femme sur les roses, tandis que ce dernier lui demandait de l’aide concernant ses doutes sur l’injustice qu’ils vivaient. Aucune mission n’avait autant éreinté le jeune homme. Après tout, il avait toujours fait partie de ceux qui restaient derrière leurs écrans. En coulisse, pour aiguiller ceux et celles dans le besoin. Emploi où il fallait tout documenter pour être prêt face à toutes les éventualités. Mais toujours derrière le bouclier de l’informatique. Cette fois, on l’avait fait sortir de sa tanière pour le jeter sur le terrain, sous couverture, tel un contractuel un peu paumé. S’il avait trouvé l’amour sur cette mission, il y avait aussi trouvé la mort. Il l’avait frôlée de peu. Cependant, ce fut son filleul qui n’y échappa pas. Eamon, fils de Noelia Rose, enfant pris pour cible par le groupe terroriste sur lequel enquêtait Ezekiel. Tout simplement parce qu’il était lié à lui. Suspicions qui s’étaient confirmées alors qu’Abel, le père d’Eamonn, en quête de justice pour son fils, persuadé qu’il avait été victime de plus qu’un accident de la route, lui avait fourré le dossier sous le nez et que les connexions s’étaient faites. Découvertes qu’il n’avait jamais pu partager avec sa meilleure amie puisque la mission n’était toujours pas bouclée. Puis, quelques jours auparavant, le rideau fut tiré sur toute l’affaire. Tout était terminé. Enfin, pas tout à fait. Le plus dur restait à venir. Le fardeau dont il devait se délester au risque de perdre une femme des plus importantes au sein de son univers. Ses pas le guidèrent lentement vers la porte de la blonde, où il toqua, peut-être dans un geste un peu plus lent que d’habitude. Il tentait de contrôler l’inflammation de ses glandes lacrymales pour ne pas s’écrouler sur le pas de la porte, rongé par la culpabilité. Le panneau de bois ne tarda pas à s’ouvrir libérant la vue sur les perles azurées de l’australienne. « Hey ! », s’exclama-t-il en se composant un masque factice, pas totalement enjoué et pas totalement au bord du gouffre. Il se pencha vers elle pour l’étreindre et déposer un baiser sur sa joue. Comme d’habitude. Peut-être étais-ce la dernière fois qu’elle le recevrait de la sorte. « Merci de me recevoir aussi vite. », la remercia-t-il en dansant d’un pied sur l’autre. Il avait été celui qui avait demandé à la voir, un peu pressant. Et maintenant, il se comportait de manière guindée, comme s’ils étaient deux inconnus. Elle lirait en lui comme dans un livre ouvert, il en mettrait sa main au feu. S’il avait toujours eu du mal à mentir ou à masquer ses sentiments, elle était celle qui le perçait toujours à jour, sans l’ombre d’un doute. Aujourd’hui, ne ferait pas exception. Il lança un regard à l’horloge ornant la pièce de vie, comme pour ancrer cet instant funeste dans son esprit. « Comment vas-tu ? », la sonda-t-il avec intérêt comme un petit caprice qu’il s’octroyait, emmagasiner le plus de normalité possible avant de devenir une véritable fontaine, avant la chute impitoyable.  

Noelia, il y a bien des choses auxquelles elle ne peut résister et un ‘tu es dispo ? on peut se voir ?’ reçu de la part de son meilleur ami en a toujours fait partie. Depuis des années, c’est le même sourire qui se dessine sur ses lèvres lorsque le Lennox-Baxter fait irruption dans son quotidien. Habitude bien ancrée qui lui apporte chaleur et réconfort en un instant. Même pour quelques mots. Peu importe les mots. Alors le reste du planning de la journée vole aux oubliettes. Ça a l’air de ne pouvoir attendre, et de toute façon, elle ne veut pas attendre. Elle l’informe de terminer l’après-midi avec sa mère et qu’ensuite ils pourraient se retrouver chez elle. En rangeant son téléphone dans son sc pour revenir au visage de la vieille femme qui l’accompagne, Noelia est à mille lieues de se douter que la conversation qu’elle aura avec son meilleur ami bouleversera son être tout entier. Car elle ne se doute pas le moins du monde les mots que l’agent de la NSA prépare en boucle dans son esprit. A ses yeux, il a simplement beaucoup travaillé ces derniers mois et elle est contente de savoir qu’il s’accorde un peu de temps libre et encore plus s’il veut le partager avec elle. Le problème, ce sont justement les révélations qui vont tomber à propos de l’enquête sur laquelle il s’est penchée pendant tout ce temps. Une enquête qui a commencé en 2019 et qui, le sept avril deux-mille-vingt, s’est entrecroisée avec la vie de la Rose. Une date qu’elle n’oubliera jamais. Une date à laquelle s’est introduit un venin qui la consume jour après jour. Une souffrance constante qui brûle et irradie sous sa peau. Une souffrance qui ne la quitte jamais. Une souffrance dont elle ne pourra jamais se débarrasser. Un mal avec lequel, pourtant, elle ré-apprend à vivre. Et il y a des jours comme aujourd’hui. D’autres où c’est l’enfer sur terre. Ce va et vient. Ce n’est pas constant mais ça se répète. À l’infini.

L’eau chauffe dans la machine à café afin d’être prête à réaliser la commande que passerait Ezekiel. Un brin impatiente et excitée à la fois, la Rose fait des aller-retours en attrapant ci et là ce qui traine pour le ranger et faire place neuve à son invité. Lorsque la poigne de son ami rebondit sur la porte d’entrée, le temps se remet à s’écouler normalement. Sourire aux lèvres, elle presse le pas pour lui ouvrir. Lorsque son regard croise le sien, pourtant, son cœur déchante. « Hey ! » Les traits sont tirés, le teint est pâle. Elle a l’impression de rester figée et de se calquer ses émotions sur les siennes alors qu’il s’avance pour l’enlacer. Comme à leur habitude. Une accolade qui lui traverse et l’émeut. Elle ne saurait expliquer pourquoi, ni comment. Comme l’informaticien, elle s’accroche une seconde de plus. Noelia a l’impression que c’est nécessaire. Comme à chaque fois, tout passe. Tout. Par ce simple geste. « Merci de me recevoir aussi vite. » lui adresse-t-il. Elle ne doit pas lui faire signe pour qu’il entre et prenne possession des lieux. Chez elle, c’est chez lui aussi. « Merci de sortir enfin de ta tanière. » le taquine-t-elle, un brin d’humour dans la voix. Elle ne peut pas lui en vouloir, c’est elle la première à vouloir jouer l’ermite. Mais le manque s’est fait ressentir. Et ce gars-là, elle ne l’évitera jamais. « Un café ? » propose-t-elle, se dirigeant machinalement vers la machine derrière le comptoir. L’Australienne se tourne pour lui faire face à nouveau et ne peut s’empêcher de le toiser. Quelque chose ne va pas. Elle a déjà vu ce regard ou quelque chose de similaire. Il y a longtemps. « Comment vas-tu ? » Ezekiel la sort de ses pensées et de son analyse. Le cœur de la secrétaire se tord cependant. « Mieux que toi, j’ai l’impression. » souffle-t-elle en le regardant du coin de l’œil, sourcil arqué. « Quelque chose dans ta famille ? Tout va bien avec Jo ? » poursuit-elle, quitte à mettre les pieds dans le plat. Si elle s’est bien juré une chose, c’est de ne plus y aller par quatre chemins avec son meilleur ami et d’arracher le pansement d’un coup. Ils se sont toujours tout confié, ils ont toujours accueilli les peines de l’autre pour les panser. Peu importe s’ils grandissent. S’ils vieillissent. S’ils changent. S’ils se voient moins souvent. Il est son refuge et elle est le sien. « Si tu préfères m’entendre parler de ma journée, je peux le faire aussi. » lui offre-t-elle comme échappatoire. Parce qu’elle sait aussi que les peines ne sortent pas toujours du premier coup. Parce qu’elle sait que ces choses-là prennent du temps. Que chacun se fraye son propre chemin. Que tout n’est pas facile à dire. Que les silences sont parfois bien plus efficaces que des mots. « Ma mère avait besoin d'une tenue pour le mariage de la fille d'une amie. Je l'ai accompagnée et... ça s'est bien passé. » La relation que Noelia entretient avec sa maman a toujours été différente de celle qu'elle pouvait entretenir avec son père. Son cœur d'enfant quant à lui, lui en voudra toujours de l'avoir éloigné de lui et de l'avoir perdu sans plus jamais avoir une chance de le retrouver. La vraie distance, elle s'est mise entre la mère et sa fille depuis. Les échanges, eux, restent légers, maladroits.