Quatorze mois. Quatorze mois d’Amour vécu dans l’ombre. Quatorze mois de baisers échangés dans le plus grand des secrets. Quatorze mois de caresses prodiguées à l’abri de tous les regards. Quatorze mois de rendez-vous clandestins.
Quatorze mois.
Quatorze mois ruinés en une seule soirée.

Avec bien plus d’alcool que nécessaire distillé dans leurs veines, les deux amoureux n’ont pas su se résister. Il y a eu des regards ivres de sentiments, de tendresse. Il y a eu des sourires à faire pâlir les étoiles. Il y a eu des mains qui s'effleurent en secret.
& puis, il y a eu une phrase, une phrase pleine de joie & d’humour, qui a déclenché le rire de Newton. Ce rire si particulier, si singulier, qui a illuminé tout d’un coup son visage, a flanqué des étoiles dans ses yeux & s’est logé directement dans le cœur de Livio. Après avoir entendu ce rire là, Rhodes a su qu’il ne pourrait que réduire la distance entre eux pour s’emparer de ses lèvres. L’espace de quelques secondes, le bonheur de Newton a résonné dans la bouche du disquaire - lequel s’est entiché de chaque miette de son rire perdue sur sa langue. & puis, il s’est reculé, désolé d’avoir franchi la limite qu’ils s’étaient imposée : celle de ne jamais se témoigner d’affection en public.
Un instant encore, leurs prunelles se sont accrochées & leurs respirations se sont arrêtées. Livio s’est attendu à ce que Newton le sermonne, se braque & se ferme pour le reste de leur soirée. Pourtant, c’est lui-même qui s’est de nouveau jeté sur ses lèvres dans un baiser fougueux, que rien ni personne n’aurait jamais du interrompre. Sous aucun prétexte.

Mais, River s’est octroyé ce droit.
& ce qui s’est passé ensuite n’est rien de plus qu’un cauchemar.

River relâche le vinyle & s’éloigne, emportant avec lui son aura électrique & menaçante. L’atmosphère n’en reste pas moins glaciale ; elle les drape avec une force déplaisante. Mais ça n’incommode que Livio, l’astre solaire dont la chaleur s’essouffle inexorablement à son contact. River, lui, semble se nourrir de ce climat sinistre & hostile. Sa puissance s’élève dans l’océan agité de ses iris. Son magnétisme vibre davantage, & lorsqu’il tire le vinyle hors de sa jaquette pour le briser, lorsque la clarté synthétique se soustrait à l’obscurité, Livio se fige. Il se tend, balance dans un réflexe idiot sa tête en arrière - en direction des ampoules éteintes -, mais reste solide sur ses talons, parce qu’au moindre battement de cils, il risquerait de s’effondrer comme un château de cartes.

L’haleine chargée de nicotine, River murmure des menaces. & même si Livio use de toutes ses forces pour se barricader, les mots-poisons se faufilent à travers ses failles, à travers son âme craquelée pour venir se loger dans chacune de ses cellules. Les sens en alerte, sa raison le supplie de sortir de la boutique. Mais il en est incapable. D’une part, parce qu’il suffirait d’un seul geste pour que ses chevilles se brisent comme du cristal sous le poids de la peur. & d’autre part, parce qu’il sait que Nielsen le rattraperait en un claquement de doigts. Alors, Rhodes serre les dents & se crispe davantage lorsque le motard disparaît dans son dos, le contournant comme le ferait un chat avec sa proie.
Les poumons aussi saturés qu'un disque rayé, Livio semble se débattre avec sa respiration. Parfois, son souffle se bloque dans sa gorge ; parfois, son cerveau oublie d'envoyer les signaux inhérents aux réflexes naturels en direction de son cœur. Par conséquent, celui-ci s'enraye & manque d'oxygène.
& si le brun parvient progressivement à s'habituer à la pénombre, la lueur habituellement chatoyante de ses yeux se noie dans le gris des larmes qui brûlent doucement ses glandes lacrymales.

- Ah non ? J'aurais pourtant juré que vous vous surnommiez les Hells Angels, ne peut-il s'empêcher de rétorquer.

Dans son regard brille la flamme ardente que River balade près des bacs & pourtant, ce ne sont pas ses doigts mais une toute autre partie de son anatomie que Livio fixe, méfiant. Dans la poche arrière de son pantalon ronronne une arme que le gosse de Londres n'a vu qu'au cinéma, dans des films où le travestissement de la réalité donne aux images une essence réelle & bluffante de réalisme. Si River espère interpréter son propre rôle ce soir, Livio préfère passer son tour. La gorge nouée & la colonne vertébrale percluse d'effroi, celui-ci recule d'un pas dès que Nielsen s'avance vers lui. Un craquement sinistre le glace : le trente-trois tours s'émiette un peu plus sous son pied, résonnant jusque dans sa nuque gracile.

- L'Amour n'a rien d'excentrique, conteste-t-il, droit dans ses bottes.

(...)

- Qu'est-ce que tu attends de moi, River ? murmure-t-il, à son visage. Est-ce que tu comptes vraiment me punir, nous punir de nous être… embrassés ?

N'ayant aucune visibilité sur le niveau d'information de River, Livio préfère rester prudent ; le magicien sait-il seulement que Newton & lui sont ensemble depuis plus d'un an ? sait-il qu'ils s'aiment avec toute l'intensité du monde ? sait-il que toutes les étoiles de l'univers ne seront jamais aussi nombreuses que celles qui voltigent dans les yeux de Livio dès que Newton l'enlace ? dès que Newton l'embrasse ?

Dehors, les habitants défilent sur l'asphalte sans se douter du ballet macabre qui se déroule entre les deux hommes.  Ou, si c'est le cas, ils rentrent la tête dans leurs épaules, trop lâches pour s'en mêler & assez intelligents pour ne pas venir se nourrir du spectacle.

« Tu es ce qui m’est arrivé de mieux, dans toute ma vie. Je ne veux pas te perdre. Jamais. » Dans un coin de son esprit, Livio enrubanne les paroles les plus précieuses jamais entendues. Elles sont à lui. Elles lui appartiennent à tout jamais.
Les battements de son cœur affolé s'élancent de plus belle. & tout explose, tout, jusqu'à son rythme cardiaque qui s'affole dans sa poitrine. Les je t'aime répétés de Newton nourrissent cette faim d'amour qui lui a si longtemps tiraillé les entrailles. & leurs lèvres se joignent encore, dans une symbiose inégalée & inégalable. Les gémissements, comme des virgules qui ponctuent cette longue déclaration d'amour sans mots, se mêlent. Difficile de savoir lequel des deux soupire le plus.
Leurs corps se réclament.
S'étalent bientôt dans les draps. Où Rhodes veut être sur lui, en lui, autour de lui, dans sa peau, contre sa peau, dans son cœur, suspendu à ses lèvres. Où il veut être l'amant, le meilleur ami, l'unique. Où il veut être l'Amour.

Bousculés par l'urgence de s'aimer, les lèvres rougies par les baisers passionnés, les deux amoureux laissent enfin leurs corps s'exprimer, se murmurer dans leurs ondulations maitrisées des mots d'amour au goût d'éternité.
&, enfin propulsés quelque part sur les rivages de l'extase, les membres si enchevêtrés qu'il est impossible de savoir où commence Newton & où finit Livio, ils s'observent. Le regard trouble, la respiration désaccordée & la peau satinée de gouttes de sueur transformées en pierres précieuses par le clair de lune, ni l'un ni l'autre ne semblent vouloir perturber l'instant.

- Je t'aime, tellement, murmure-t-il, si bas qu'il n'est même pas sûr que Newton puisse l'entendre.

Le bout de ses doigts frôle sa peau, le long de sa gorge jusqu'à son torse.

- Ferme les yeux, souffle-t-il, un peu plus fort. Ferme les yeux, fais-moi confiance.

Aussi légers & délicats qu’une membrane de papillon, les doigts de Livio effleure ses paupières jusqu’à ce qu’elles se ferment sur ses yeux. Pendant quelques secondes, il observe son visage, si beau dans toute sa sérénité.

- Parle-moi de tes rêves. De ceux que tu penses les plus insignifiants à ceux qui te semblent irréalisables, quémande-t-il. Tu n'es pas un Hells, tu es Newton Wilder, & tout est possible. Dis-moi, dis-moi Newtie.

& sans chercher à le perturber, Livio dépose des baisers-papillons contre son épaule nue, le long de ses clavicules apparentes, dans le creux de son cou, en travers de sa mâchoire, au coin de ses lèvres. & sa paume, blottie contre son coeur, se délecte des battements qu’il en tire.