Des jours qu'elle a ces putains de sentiments qui la hante. Littéralement. Elle se réveille en sueurs la nuit, hantée par ce même visage, cette même voix. Ce besoin irrépressible de le voir, le toucher, l'aimer. Irréversible. Elle est liée à lui, à jamais, et elle le sait. C'est ça le plus dur. De lutter contre l'inéluctable. De ne vivre que pour lui appartenir. Et ça fait mal que tout son être lui prouve qu'elle n'est pas à la hauteur, qu'elle ne doit pas le faire souffrir à nouveau. C'est impossible entre eux, trop d'années les séparent. Trop d'erreurs, de non-dits, de et si aussi. Alors pourquoi continuent-ils de se voir ? Pourquoi depuis qu'ils sont rentrés du Maroc, leurs coeurs ne peuvent se détacher ? C'est comme s'ils reprenaient comme quand ils étaient adolescents. Leur trio là où ils l'avaient laissé. Mais ça ne peut pas fonctionner. Trop de choses ont changé depuis. Ils ont changé. Séparés, brisés. Irréparable. Elle le sait et c'est ça qui la détruit.

Ses doigts attrapent le verre à ballon en haut de la commode de la cuisine de Lily. Elle vient juste de partir pour la soirée à un rendez-vous galant. Voilà bien longtemps qu'elle n'a pas connu ça Charlie. Alors sans attendre et avant que les sentiments n'affluent, elle saisit la bouteille de Chardonnay qu'elle a ouvert hier et s'en sert un verre. Depuis qu'elle est revenue du Maroc, qu'elle a passé ce mois entier avec lui, depuis qu'elle ne peut plus se servir de sa main droite, depuis qu'ils passent des soirées à s'occuper l'un de l'autre. Depuis, elle ne peut s'empêcher de faire taire ces sentiments avec des verres de vin blanc. Comme si ça suffisait. Et ce soir n'échappe pas à la règle. Elle a besoin de ça pour combler ce vide béant dans sa poitrine. Elle se bat de sa main gauche pour essayer d'enlever le bouchon et pousse un léger cri de frustration alors que c'est un échec. Pas ça, pas ce soir. Pas alors que toutes ces pensées vont vers lui. Elle a besoin de ce liquide pour oublier. Pour espérer aussi. Incompréhensible. Deux coups à la porte la font sursauter et elle repose la bouteille sur le plan de travail avant de s'approcher de la porte, persuadée que Lily a oublié quelque chose. Un fin sourire se loge déjà sur ses lèvres, ses yeux scrutant les clés ou un objet qu'elle a pu oublié dans l'entrée. Elle ne prend même pas la peine de regarder dans le judas de la porte. De sa main valide, elle ouvre la porte à la volée, un sourire au creux des lèvres.

« Qu'est-ce que t'as oubl... Jax ! » Ses yeux s'écarquillent et son palpitant s'affole dans sa poitrine. Elle ne s'y attendait pas. Ses mains deviennent soudainement moites et elle fait bonne figure pour ne pas lui montrer la détresse qui embrase déjà son âme. Ces yeux, bordel, elle tuerait pour ses yeux. Mais que fait-il là ? Il est bientôt 19h, ils n'avaient pas prévu de faire quelque chose tous les trois. Elle se racle la gorge et baisse un instant le regard. « Lily vient juste de partir. » Comme s'il n'était venu voir qu'elle. Parce qu'elle ne sait pas si elle peut être raisonnable ce soir. En a-t-elle encore la force ? « Tu... » Mais elle ne finit même pas sa phrase, ils n'ont pas besoin de mots pour comprendre. Elle sait qu'il est là pour rentrer. Mais elle ne veut pas qu'il rentre et en même temps ses yeux lui crient reste. Et son corps, son corps se décale de la porte pour le laisser passer devant elle.

Elle referme la porte derrière lui et le suit, à raisonnable distance. Elle ne devrait pas ressentir ça, elle le sait. Elle ne devrait même pas penser à lui. Elle n'a plus le droit. Pourtant il est là. Et son cœur manque un battement à chaque pas qu'elle fait vers lui. Que veut-il exactement ? A-t-il lui aussi des démons du passé qu'il a du mal à faire taire ? Des regrets, des et si qu'il aimerait enterrer ? Quelle est cette lueur qu'elle peut déceler dans son regard ? Mais qu'elle ne peut plus interpréter. Trop d'années. Insoutenable. Elle n'arrive pas à soutenir son regard et alors qu'elle s'arrête en face de lui au milieu de la pièce, elle remet son armure. Pour ne pas qu'il voit ses failles. Il ne doit pas rester là. Elle ne sait pas ce qu'elle pourrait dire ou faire s'ils restaient tous les deux. Rien que tous les deux. Trop faible pour contenir tout cet amour en elle.

« T'es pas obligé de faire ça. Je veux dire... je peux me débrouiller toute seule. » Lâche-t-elle, à la fois d'une manière sèche et d'un ton doux. Comme si elle avait abandonné tout espoir. C'est vrai, elle pouvait se débrouiller toute seule, même si elle ne pouvait pas ouvrir une bouteille de vin ce soir. Elle pouvait. Vraiment. Il n'avait pas besoin d'être là. Il ne devait pas être là. Encore moins dans son cœur. Ses yeux cherchent les siens. Pourquoi fait-il ça après tout ? Pourquoi s'occupe-t-il d'elle alors qu'elle le repousse sans cesse ? Pourquoi.. a-t-il pitié ? Elle a soudainement envie de vomir à cette pensée et elle remue la tête pour la chasser aussi tôt. Si c'est ça, il peut tout de suite partir, elle n'est pas intéressée. Elle n'a jamais voulu sa pitié, pas même quand elle a dû avorter et partir à l'autre bout du pays. Alors pourquoi est-il là ? Son coeur bourdonne dans ses tympans, elle a vraiment besoin de ce verre. Indéniable.

Il a fait son choix, Jax. Après presque quinze ans sans se voir, quinze ans d’absence à se manquer, il n’a pas envie de laisser filer une seconde de plus. Il est terrifié à l’idée de la perdre à nouveau, après l’avoir enfin retrouvée. Elle est certes différente, plus tout à fait celle qu’il a connue, mais après, lui aussi a changé, lui aussi s’est élevé au rang d’adulte par la force des choses, sans doute un peu trop rapidement d’ailleurs. Il a tout fait trop vite, Jax, l’enfance sapée par le départ de son père, et l’adolescence avortée en même temps que son bébé. Ça fait bien longtemps qu’il rêve et marche comme un adulte, en décalage avec son âge alors qu’il faisait pourtant tout comme tout le monde. Alors aujourd’hui, il en a assez d’attendre, assez d’être patient en espérant qu’elle reviendra un jour, en rêvant de la revoir au point de se jeter du haut d’une colline de San Francisco. Il ne lui a toujours pas dit ce qui l’a amené à l’hôpital, la raison de son état d’ivresse au volant, ni à quel point c’était volontaire. Il prend cette survie pour une chance à saisir, et son retour à elle comme un indice à suivre. Alors, il s’est promis, Jax, qu’en rentrant à San Francisco, il ferait tout pour qu’elle y reste. Pour qu’elle ne l’abandonne pas, pour qu’elle cesse de fuir. Il s’est d’ailleurs un peu radouci envers Lily, d’abord en lui donnant des nouvelles de Charlie du Maroc, puis en échangeant avec elle, un peu après. Un rendez-vous gardé secret de la blonde, pour s’assurer que leur amie en commun l’avertira si elle compte partir.

Il ne sait pas exactement ce qu’il attend de cette relation, ne sait pas non plus complètement où il en est dans ses sentiments, perdu dans les souvenirs, cette nostalgie instable qui lui donne envie de la récupérer, elle, cette petite blonde souriante et spéciale qui emplissait ses jours de bonheur, derrière cette barrière érigée par la Charlie qui a vécu, celle qui ne lui adresse que des moues de regrets. L’autre partie de lui voudrait la connaître aujourd’hui, retrouver leur amitié d’antan en se redécouvrant maintenant, tout apprendre de cette nouvelle personne, partager ses secrets et avancer. Et, au milieu de tout ça, son cœur explose lorsque sa voix le rappelle à l’ordre, et ses pensées se sont enfin rattachées à ce nouveau visage qui ne cesse de les occuper. Il a peur aussi, Jax, peur de la perdre, définitivement cette fois-ci, peur de se rendre compte qu’ils n’ont plus rien en commun, si ce ne sont les souvenirs qu’ils ont partagés, découvrir que cette personne n’est pas celle qu’il a aimée, qu’elle a disparu, totalement avalée par ses angoisses, ses peurs, ses doutes, et cette vie qui ne lui a pas vraiment fait de cadeau. Il a peur que cette petite rancœur qu’il ressent encore subsiste et l’avale, lui aussi.

Pourtant, le voilà sur le pas de sa porte alors que Lily lui a dit qu’elle sortait ce soir, un repas récupéré un peu plus tôt, encore chaud dans un sac qu’il tient à la main gauche, sa canne dans sa main droite, qui le maintient en place alors qu’il tente de redonner une petite tenue à ses cheveux en regardant le miroir placé dans le couloir. Il se sent idiot, Jax, avec cette impression de revenir quinze ans en arrière lorsqu’il lui a demandé pour la première fois de l’accompagner au bal de promo, la fleur emballée dans la main. Il rit de lui-même un instant, puis souffle et finit par frapper à la porte à l’aide de sa canne. Il commence à l’apprécier, à vrai dire, même s’il aurait voulu pouvoir s’en passer, cet air de dandy le fait rire. Son cœur s’emballe en attendant qu’elle réponde, et la peur s’installe alors qu’il se dit qu’il y a une chance sur deux qu’elle refuse de le laisser entrer. Il va falloir ruser. Ca pourrait être mal venu, s’il ne savait pas pertinemment qu’elle s’obstine à le rejeter par culpabilité.

La porte s’ouvre et son cœur manque un battement alors qu’elle ne semble pas s’attendre à ce que ce soit lui. Il ne peut s’empêcher de sourire timidement à sa réaction, malgré la fermeture immédiate de son visage lorsqu’elle réalise qu’il se tient devant elle. « Ça tombe bien, c’est pas spécialement Lily que je viens voir. » Elle devrait s’en douter, non ? Qu’à chaque fois qu’il vient, ce n’est pas forcément pour voir leur amie, mais pour la voir, elle. Devant son silence, une grimace se dessine légèrement sur ses lèvres, et il plisse les yeux. « Je… peux rentrer ? » Il lui sourit comme il le faisait lorsqu’ils étaient ado, ce sourire incliné qui la faisait craquer autrefois. Il se raccroche à ce qu’il connaît déjà, un peu désespérément peut-être, mais il fait de son mieux, alors qu’elle se décale finalement pour le laisser passer. Une chance, il s’attendait presque à devoir bloquer la porte avec sa canne et se battre pour la convaincre de lui ouvrir sa porte. Voilà ce que leur relation est devenue, une bataille constante pour lui faire comprendre qu’il ne la laissera pas fuir. Il s’avance à l’intérieur de la porte en boitant légèrement sur sa canne, jusqu’à la table à manger, sur laquelle il dépose le sac rempli du repas qu’il est allé chercher. « Tu as faim ? Je savais pas trop ce que tu aimais maintenant, alors… je me suis fié à mes souvenirs. » Nouveau sourire un peu gêné alors qu’il se retourne pour la regarder. Elle est si similaire, et pourtant si différente. Son cœur bat encore la chamade, mais pour qui ?

Il soupire à ses mots, agacé de sa détermination à le rejeter, comme s’ils ne méritaient pas au moins de se retrouver un peu. « Oui, bien sûr, j’ai compris, tu es forte et indépendante et tu n’as besoin de personne. » Ses yeux roulent et il se retourne pour retirer les boîtes en carton du sac en papier, comme pour lui faire comprendre que, quoi qu’elle en dise, il ne partira pas comme ça. « Si on ne mange pas maintenant, ça va refroidir… » commence-t-il, avant de se retourner sur elle et lui sourit d’un air taquin. « Ce serait dommage. » Il esquisse un petit rire, cherchant cette complicité qui les a unis autrefois, qu’il sait encore là, quelque part.

Des années qu’elle espère ce moment. Ce moment où il sera enfin sur le pas de sa porte. Ce moment où il aura enfin retrouvé le chemin jusqu’à elle. Pourtant elle se le refuse encore. Et alors qu’il est là devant elle, elle ne peut s’empêcher de se convaincre que c’est trop tard. Trop tard pour eux, pour leur amour, pour espérer encore pouvoir reconstruire quelque chose. Tout est brisé, comment peuvent-ils faire ? Son cœur manque un battement quand il dit ne pas être là pour Lily. Il met des mots sur ses intentions et elle essaie tant bien que mal de mettre de l’ordre dans ses pensées, dans son cœur. Même après toutes ces années, son cœur ne peut s’empêcher de s’affoler. Il a beau avoir changé, elle le reconnaît. Ses yeux, ses mimiques, son sourire, elle n’a rien oublié. Pourtant elle redécouvre tout. Et ça la désarme. Elle perd ses moyens devant lui, elle qui d’habitude est si forte, si fière, il a ce pouvoir qu’elle a du mal à contrôler. Et ça lui fait peur à Charlie. Parce qu’il est le seul capable de percer son armure, elle le sait, il l’a toujours été. Son sourire la ramène des années en arrière et elle est à nouveau cette Charlie, sa Charlie, fière et innocente, la Charlie qu’elle a toujours été au fond mais qu’elle a protégé du mieux qu’elle a pu. Son cœur lui déchire la poitrine alors qu’elle se rend compte qu’elle n’a jamais oublié ce sourire. Et elle se décale, elle le laisse rentrer, parce qu’elle est incapable de lui résister. Incapable de rester loin de lui encore plus. Elle le laisse à nouveau rentrer dans sa vie parce qu’au fond elle ne l’a jamais laissé partir. Ses yeux se posent sur sa silhouette bancale alors qu’il s’avance vers la table à manger. Elle ne peut s’empêcher de se remémorer le temps passé à son chevet à l’hôpital, espérant qu’il se réveille enfin, et alors qu’il est enfin là, devant elle, elle n’arrive toujours pas à lâcher prise et se blottir contre lui. Pourquoi est-elle restée tant de temps à ses côtés si c’est pour ne pas rester une fois réveillé ? Elle chasse cette pensée de son esprit bien vite alors qu’il reprend la parole et ses yeux se posent sur le sac posé sur la table. Alors il est là pour rester ?

Son regard se pose sur lui alors qu’il se retourne et elle agit avec précipitation, avec peur et avec toute la détermination qu’elle a à le repousser. Bien sûr qu’elle peut se débrouiller toute seule, sans lui, mais en a-t-elle vraiment envie ? Alors qu’il est là, face à elle, elle ressent enfin ce sentiment de sécurité qu’elle a cherché toutes ces années. Ce sentiment de plénitude qui l’envahit quand il est dans les parages. Comme s’il arrivait à faire redescendre les palpitations de son cœur et à la fois à les affoler comme si tout son être allait exploser. Non elle n’a besoin de personne. Ça a toujours été ainsi, elle s’est toujours débrouillée toute seule. Elle n’a vraiment besoin de personne, pas même de lui. Non ? Il se retourne à nouveau et déballe les boîtes en carton qu’elle reconnaît instantanément. Son cœur vrille une nouvelle fois. Leur restaurant préféré. Ce petit chinois, pile au milieu de leur deux maisons. Leur petit refuge quand ils étaient ados. Il n’avait pas oublié. Et elle non plus. Son petit rire la fait revenir dans le présent alors qu’elle remonte le regard vers lui et qu’elle esquisse à son tour un petit sourire, d’abord timide, à son intention. Ses yeux cherchent les siens quelques instants, comme si elle voulait y déceler cette lueur qu’elle connaissait tant, avant, et elle détourne enfin le regard.

« T’as de la chance, je meurs de faim. » Lâche-t-elle après s’être raclée la gorge, après quelques instants d’intense réflexion alors qu’elle le contourne pour rejoindre la cuisine et se saisir de la bouteille de vin. Elle revient à ses côtés et fait glisser la bouteille vers lui. S’il est là pour rester, il va lui falloir du courage pour qu’elle ne cède pas à ce qui n’a jamais cessé d’exister en elle. « Ça tombe bien, j’ai apporté la boisson. » Un fin sourire se loge sur ses lèvres en réponse à son air taquin. Elle lui laisse la bouteille et se recule pour ouvrir le placard et récupérer un deuxième ballon. Elle attrape le sien et d’un petit signe de tête, l’invite à s’installer sur le canapé, non loin de là. Comme une habitude. Comme si son corps n’avait jamais oublié. Elle se laisse tomber dans le canapé, pose les verres sur la table basse et se retourne vers lui alors qu’il s’installe à ses côtés. La proximité la déstabilise mais elle tient bon. « C’est fou que San Tung soit toujours ouvert. » Après toutes ces années. Elle a lâché ça dans un souffle, comme si ça ravivait un sentiment enfoui qu’elle avait encore du mal à assumer. Elle attrape la boîte qu’il lui tend et croise son regard. « Nouilles à la sauce cacahuètes ? » Demande-t-elle, les yeux brillants, un sourire se logeant doucement sur ses lèvres. N’a-t-il pas oublié lui aussi ? Se souvient-il de ce qu’elle aimait prendre ? Le temps semble s’être suspendu alors qu’elle détourne finalement le regard en récupérant la boîte. « Tu… » n’aurai pas dû. « Merci » Souffle-t-elle sans réussir à affronter son regard. Ses yeux se posent sur l’écran allumé en face d’eux. Elle pose finalement la boîte de nouilles sur ses genoux et saisit de sa main valide la bouteille qu’il a posé sur la table basse quelques instants plus tôt. Elle lui tend finalement, lui faisant une petite moue attendrie. « La femme forte et indépendante a peut-être besoin d’aide pour ouvrir cette satané bouteille… » Et elle ne peut s’empêcher de sourire, d’un sourire qu’elle ne s’était jamais encore autorisée à esquisser à nouveau. Depuis lui.

Elle est là quelque part, il le sait, il le voit, ou peut-être a-t-il assez envie d’y croire pour s’attacher au moindre signe. La Charlie qu’il a connue se cache quelque part, derrière ses petits sourires timides et ses moues fières. Il voudrait retrouver un peu d’elle, tout en découvrant celle qu’elle est devenue, avec toutes ses cicatrices et ses troubles, tous ses défauts que la vie a su insuffler en elle. Il se rattache naïvement à ce qu’il connaît en s’imaginant que ça ferait écho, une trace du passé qu’il s’est donné du mal pour essayer d’oublier, sans succès. Mais maintenant qu’il l’a face à lui, plus que jamais, il n’a qu’une seule envie : la retenir. Leur laisser le temps de se redécouvrir, leur laisser une chance de se reconnaître, au moins un peu, de s’apprivoiser à nouveau et espérer que cette complicité si chère à son cœur retrouve sa place. Il ne la laissera pas fuir si facilement, pas sans se battre, cette fois, après avoir compris qu’il fallait prendre les armes pour défendre ce à quoi il tient. Il a appris la leçon trop tard, après n’avoir pas assez insisté pour la retrouver, des années plus tôt, mais il ne laissera pas l’erreur se reproduire aujourd’hui.

Elle le laisse rentrer et c’est déjà une petite victoire, alors qu’il lui a avoué de but en blanc qu’il ne venait pas pour Lily, mais bien pour elle, partageant sans détour son intention de passer du temps avec elle. Il dépose son sac sur la table sans plus attendre, peut-être pour ne pas lui laisser la possibilité de le rejeter à nouveau, essayant de l’amadouer à coup de souvenirs, alors que lui-même n’a pas eu le courage de remettre les pieds dans ce restaurant depuis qu’elle a disparu de sa vie. Elle vient poser sa fierté sur la table et il se contente de la taquiner. S’il est là pour prendre soin d’elle, ce n’est pas parce qu’il pense qu’elle n’en est pas capable, elle a largement su se débrouiller seule toutes ces années durant, il se doute que ce n’est pas près de changer, et puis, il n’a jamais rien eu d’un chevalier servant. S’il est là, c’est parce qu’il en a envie. Parce qu’il a peur qu’elle parte sans rien dire à personne, de la voir s'éclipser à nouveau sans pouvoir la retenir, cette fois encore. Elle esquisse un petit sourire et son cœur s’emballe à nouveau, comme s’il avait gagné quelque chose, une toute petite victoire alors qu’il a enfin droit à un étirement de lèvres, dans lequel sa Charlie se cache. Elle n’est pas loin, il le sait. Elle le scrute un instant, et elle s’efface à nouveau, se cache sous ce masque de froideur et de distance qui ne lui pas va vraiment, mais qui lui assure une protection totale, il s’en doute. Qu’a-t-elle encore vécu ? Pourquoi se montre-t-elle si méfiante, si réticente à leur donner une nouvelle chance ?

A sa remarque, il rit un peu, sortant une à une les boîtes des plats qu’il a commandé pour eux, se laissant guider par ses souvenirs en espérant que ses goûts n’aient pas tant changés. « Tu vois, j’en étais sûr. » Il la regarde en souriant, taquin, puis elle se dirige vers la cuisine pour revenir avec une bouteille de vin. « On ne peut pas faire mieux ! » Elle attrape un deuxième ballon et lui indique de s’installer sur le canapé, comme une vieille habitude récalcitrante, comme s’ils avaient fait ça toute leur vie. Il obtempère joyeusement, apportant les plats et la bouteille avec lui pour les poser sur la table basse avant de s’installer à ses côtés, plus proche qu’il ne l’aurait cru. Il est un peu intimidé, mine de rien, de se retrouver là avec elle, parfaitement seuls, avec tant de choses à se dire et tellement peu de mots. « Oui, je n’aurais pas cru non plus ! Je n’y suis pas allé depuis… » Une phrase en suspens dans l’air alors qu’il retrouve son regard, comme pour lui faire comprendre le sens des mots qu’il ne dira pas. « Très longtemps. » Il esquisse un léger sourire, nostalgique, alors qu’il lui tend une boîte. A sa question, il acquiesce. Évidemment qu’il n’a pas oublié son plat préféré. Tant de choses qu’il a gardé en mémoire, malgré tous ses efforts, et son coeur qui tambourine alors qu’il la sent touchée, ses yeux brillants qui se détourne bien vite, et ce petit merci prononcé à demi-mot tandis qu’il la voyait déjà argumenter sur le fait qu’il n’aurait pas dû, qu’il aurait dû la laisser tranquille. Il sait qu’elle y a pensé. « De rien. Je suis content que tout n’ait pas totalement changé. Il y a au moins quelques habitudes auxquelles me rattacher. » Il sourit en l’observant alors qu’elle regarde l’écran en face d’eux, définitivement pas prête à affronter son regard. Il voudrait lui dire de le regarder, d’arrêter de fuir ses yeux, mais n’en fait rien, conscient qu’il lui faudra encore certainement du temps. Et il a bien l’intention d’être patient, sans pour autant la lâcher. Plus jamais, c’est ce qu’il se promet.

Un léger silence s’installe entre eux, avant qu’elle ne finisse par poser la boîte et lui tendre la bouteille de vin, cette moue qu’il lui connaît bien accrochée aux lèvres alors qu’elle doit certainement avoir du mal à ranger sa fierté en lui indiquant qu’elle a besoin d’aide pour l’ouvrir. Il sourit, lâche un rire dans un souffle avant de se saisir de la bouteille, ses doigts traînant sur les siens pendant l’échange. Son coeur bat toujours la chamade pour elle, comme s’il ne s’était jamais arrêté de l’aimer. Et au fond, c’est probablement vrai. Elle est restée gravée dans son coeur et il n’a rien pu y faire. Il est reconnaissant envers la vie de lui offrir une nouvelle chance, de l’avoir guidé jusqu’à elle malgré les circonstances. « Regarde-nous ! Toi les bras, moi les jambes, deux éclopés, on fait bien la paire ! » Il en rigole, mais il sait au fond qu’ils ne sont pas passés loin d’y rester, chacun leur tour. « A tous les deux, au moins, on tient quelque chose ! » fait-il, avant de finalement réussir à ouvrir la bouteille. D’un geste, il lui demande si elle en veut, avant de lui servir un verre, et de s’en verser également dans le sien, avant de reposer la bouteille sur la table. Il se saisit alors du ballon, l'observe un instant, puis se tourne vers elle. « Est-ce qu’on peut au moins trinquer au fait de se retrouver ? » Son regard se fait doux, son sourire aussi, alors qu’il lui tend son verre en espérant qu’elle accepte. Parce que pour lui, c’est une chance, un coup du destin, une opportunité à saisir, ou tout ce qui ira dans le sens de pouvoir se rattacher à nouveau à elle. Il n’a plus envie de laisser quinze ans passer sans ne plus lui parler. Tout en elle lui manque, son amitié, ses confidences, ses baisers, le soyeux de sa peau, son parfum, son rire, ses larmes, tout. Ils partageaient tout, autrefois, et s’ils en sont encore bien loin, il veut s’accrocher à l’espoir qu’elle lui revienne enfin.

Elle s’était jurée de ne pas craquer si vite alors que fait-elle ? Pourquoi l’a-t-elle fait rentrer si facilement ? Si rapidement ? Elle n’est pas prête à tout revivre. A vrai dire elle ne sait même pas si elle sera prête un jour. Et si elle est prête à essayer surtout. Ça la terrifie. Et en même temps elle n’arrive pas à abandonner. Se raccrochant toujours un peu à lui, à eux. A cette partie d’elle-même qu’elle a toujours gardé, enfouie au fond de son cœur, attendant le moment où il lui reviendrait enfin. Et à présent qu’il est là, juste à quelques pas d’elle, elle n’y arrive pas. Comme si tout ça allait disparaître, comme si elle allait se réveiller, dans un camp en Ukraine ou dans un autre pays où elle trouve du sens à ce qu’elle fait mais où elle ne vit pas pour elle. Ici, elle a enfin l’impression de revivre, et il n’y est sans doute pas pour rien Jax. Mais elle essaie de se contenir, de cacher ce palpitant qui s’affole à chacun de ses sourires. Il n’abandonne pas Jax et elle pourrait baisser son armure mais ont-ils vraiment le droit à une seconde chance ? Après toutes ces années ? Après tout… ça. Ils n’en ont même pas reparlé. Comme s’ils n’osaient pas raviver la douleur de ce souvenir. Comment peuvent-ils avancer s’ils n’arrivent même pas à aborder le sujet ? à poser enfin des mots sur leurs blessures et sur ce trou béant qui ne s’est jamais vraiment refermé. Comment… Il est si près. Sa phrase reste en suspens et son regard plonge dans le sien. Son cœur tambourine dans sa poitrine et elle essaie de contenir sa respiration. Depuis… Sa main se crispe sur sa cuisse et elle glisse l’autre sur elle pour calmer la crise qui attend un signe de sa part. Mais elle ne montre rien. Quinze ans, si longtemps. Un gouffre entre eux, et pourtant. Pourtant son cœur le reconnaît alors qu’il esquisse un sourire nostalgique. Elle ne peut s’empêcher de sourire à son tour quand il acquiesce à sa question. Alors il n’a pas oublié. Alors lui aussi s’est raccroché à tous ces petits détails qui les ont maintenus ensemble tout en étant séparés ? Elle lâche un petit souffle quand il dit que tout n’a pas changé, que certaines habitudes sont encore bien présentes. Un fin sourire nostalgique se loge à son tour sur ses lèvres et elle reste silencieuse un instant. Pourquoi ont-ils cet irrémédiable besoin d’être rattaché à l’autre ? Comme si leur vie en dépendait. Depuis si longtemps. Puis elle rompt ce silence, comme si maintenant qu’il était si près, elle était incapable de ne pas lui parler, de ne pas le regarder, de ne pas espérer à chaque souffle qu’il laissait échapper. Ses doigts traînent sur les siens quelques instants, bien plus qu’ils ne le devraient, et elle retient son souffle. C’est le premier vrai contact depuis une éternité. Depuis qu’elle a touché sa peau dans ce lit d’hôpital. Mais à présent il est bien là, les yeux grands ouverts sur elle, et cette peau si chaude qui l’électrifie. Paralysée par ce simple contact. Elle en oublie presque tout ce qu’ils ont vécu. Tout ce qui les a menés à cet instant précis. Le contact se rompt et elle ramène bien vite sa main sur sa cuisse, comme pour effacer cette sensation qui lui brûle la peau. Elle rabat ses jambes sous ses cuisses et tourne finalement le regard vers lui. Elle lâche un petit rire quand il fait référence à leurs conditions d’éclopés et elle roule des yeux en souriant. Elle n’a jamais cru au destin pourtant il s’est bien foutu d’eux elle doit bien l’avouer. « On dirait le début d’une mauvaise blague… » Et elle ne peut s’empêcher de sourire de plus belle. Elle acquiesce quand il lui propose du vin et détourne un instant le regard vers l’écran en face d’elle. La proximité est insoutenable et elle essaie de reporter son attention sur autre chose que lui. Mais c’est impossible, elle ne pense qu’à lui. A ses yeux, à ses sourires, ses mimiques, son odeur qu’elle discerne bien trop à son goût. Sa tête s’incline légèrement vers lui quand il lui demande s’ils peuvent trinquer et elle reste interdite quelques secondes alors qu’elle fixe le verre qu’il lui tend. C’est trop simple. Trop rapide. Elle est perdue. Elle a envie de tout effacer, de faire comme si quinze ans ne s’était pas écoulés, d’oublier ce terrible évènement qui les a déchirés et éloignés au point de se retrouver tels deux étrangers. Deux étrangers qui pourtant ressentent bien plus que ça. Deux étrangers qui ont bien grandi, qui sont maintenant des adultes qui ont essayé d’enfouir ces sentiments au plus profond d’eux. Qu’est-ce qu’elle aurait tellement aimé le retrouver avant. Avant d’ériger des barrières si hautes qu’elle ne sait à présent plus comment faire pour les anéantir. Pourtant elle se décide enfin à se saisir du verre et plonge ses yeux dans les siens. Il est là pour rester, et elle, elle, elle ne sait plus trop où elle en est.

« Se retrouver en étant éclopés ? Je sais pas si ça vaut le coup de trinquer… » Lâche-t-elle en souriant, essayant de cacher son malaise derrière des sourires et de la plaisanterie facile. « Si on avait su qu’on se retrouverait ainsi… » Elle montre sa jambe et son bras à elle et elle abat doucement son verre contre le sien. « Je suis contente que tu sois en vie. »  Souffle-t-elle alors qu’elle croise son regard. Le retrouver, même éclopé, mais vivant, était quelque chose qu’elle n’avait jamais pensé possible. Alors le savoir là, bien vivant à ses côtés était bien plus qu’elle n’y laisserait paraître. Elle porte le verre à ses lèvres et en boit une gorgée, pour oublier. Et elle détourne enfin le regard, son verre bien ancré entre ses doigts. « Enfin, les médecins sont confiants, je devrai retrouver entièrement l’usage de mon bras d’ici quelques mois… et toi ? La rééducation avance bien ? » Demande-t-elle comme pour détourner la conversation. Comme pour s’éloigner un peu plus. Parce qu’elle ne sait pas jusqu’à quand elle peut tenir avec lui à ses côtés. Et comme pour se donner du courage, elle porte à nouveau le verre à ses lèvres et le finit d’une traite. Une habitude depuis quelques temps.

Il a l’impression de l’avoir aimée toute sa vie. Et c’est un peu le cas, quand on y réfléchit bien. Du moment où elle est entrée dans cette salle de classe pour s’asseoir à côté de lui jusqu’à ce soir-même, à quelques centimètres de lui sur ce canapé presque trop petit pour garder une distance de sécurité. Il la regarde du coin de l'œil, le palpitant qui s’emballe alors qu’il se rend compte, finalement, que ce sentiment n’a jamais cessé, poids lourd sur son cœur pendant ces quinze dernières années, sa seule présence suffit à l’alléger. Il a bien conscience qu’ils ne sont plus les mêmes qu’au moment où ils se sont quittés, qu’ils ne sont plus deux adolescents au regard remplis d’espérance sur ce que pouvait bien leur réserver l’avenir, qu’ils ont grandi, évolué, se sont construits l’un sans l’autre, et pourtant, la connexion est toujours là, immuable, malgré toute la réticence dont elle peut faire preuve.

Leur peau se touche et il ressent ce frisson caractéristique lui parcourir l’échine, sans la moindre envie de se retirer, pourtant. Leur regard se croise alors et il entrouvre la bouche comme pour prononcer un mot qui ne vient pas, avant d’être bien vite coupé par la main de Charlie qui se retire, se recroquevillant immédiatement sur sa cuisse comme pour effacer tout signe de son contact, alors qu’il le voit bien, ce discret rouge à ses joues. Il détourne les yeux, préférant faire abstraction que de s’attarder trop longtemps sur tout ça, tous ces signes qu’il voit alors qu’ils viennent tout juste de se retrouver, mais qui lui ressemblent tellement, pourtant, à elle. Ce mirage qu’il a longtemps rêvé et qu’il perçoit encore sous ses yeux verts. Il se contente de rire alors de leur condition, à chacun, lorsque la situation n’a clairement rien de drôle mais il a toujours préféré choisir l’humour plutôt que de s’appitoyer. Mécanisme de défense qui lui vaut de ne jamais trop se confier, et ne jamais tellement montrer lorsqu’il va profondément mal. Mais ça fonctionne. Il entend son petit rire l’accompagner et s’en satisfait, un pas de plus pour la retrouver alors qu’il essaie de détendre l’atmosphère, malgré tout, lui servant un verre de vin pour aller avec ce repas nostalgique. A l’époque, pas de vin, bien qu’ils se soient parfois amusé à imiter les grands en servant du jus de raisin dans des verres à pieds. « Mauvaise, je sais pas, mais une sacrée blague, ça c’est sûr ! » Elle choisit le pessimisme, il préfère s’attacher au fait que ces accidents auront permis de se revoir après tant d’années. Un coup du destin vicieux et fourbe qui, pour une fois, l’arrange bien.

Il propose de trinquer, un peu innocemment. Parce que cette occasion a quelque chose de beau, que ces retrouvailles inespérées lui laissent malgré tout entrevoir un peu d’avenir, un petit quelque chose auquel il n’a pas songé depuis bien longtemps, et parce que sa simple présence lui suffit, finalement. Il a hâte de la redécouvrir, apprendre à connaître la Charlie d’aujourd’hui et lui montrer quel homme il est devenu, toujours attaché à ce bout de passé récalcitrant après tant d’années, mais ce n’est pas pour le passé qu’il est là. Pas pour ça qu’il se tient sur son canapé à lui tendre son verre alors qu’ils ont tous les deux échappé à la mort et de peu, pas pour la Charlie d’hier mais bien celle d’aujourd’hui. Tenter de panser les blessures ouvertes en se rattachant à elle, à cette sensation indescriptible qu’il a lorsqu’il la voit, à ce contact furtif de leurs doigts et la mélodie de son rire. Il est déjà tombé amoureux d’elle il y a bien longtemps et cette fois-ci, c’est encore différent, mais il retombe encore, inlassablement, comme si le destin s’était amusé à leur tricoter un fil rouge personnalisé et à les relier encore. Leur verre tinte et il esquisse un sourire attendrissant, un peu triste de constater qu’elle ne voit pas toute cette histoire de la même manière que lui. « Éclopés ou pas, oui, ça vaut le coup. » Il n’en dit pas plus, se contentant de l’imiter en portant le verre à sa bouche pour prendre une gorgée de vin, alors qu’elle avoue être contente de le voir en vie.

Il ne sait pas ce qu’on lui a dit. Si elle connaît les circonstances de son ‘accident’, si elle sait ce qui l’a mené dans ce lit d’hôpital, inconscient. Il détourne un instant le regard pour le fixer dans le vide, déglutissant dans le mouvement tout en se pinçant les lèvres. Il n’aurait jamais cru pouvoir le dire, et pourtant, lui aussi, il est heureux d’être en vie, aujourd’hui. Il capture à nouveau ses pupilles en esquissant à nouveau un bref sourire tout en s’éclaircissant la gorge. « Moi aussi… » dit-il, à demi-mot pour deux, lourds de sens. « Et je suis content que toi aussi, tu sois en vie. » Aveu évident mais pour autant important. Dans le même temps, il se permet un geste, minime, l’effleurement de ses doigts sur son épaule comme pour appuyer ses mots, discrètement. Ce qu’il a pu avoir peur de la perdre à nouveau, si soudainement qu’il n’aurait rien pu faire. Il aurait été dévasté. Et si les tragédies Shakespeariennes, ça n’a jamais été son truc, il l’aurait peut-être bien suivie, cette fois-ci.

Une nouvelle gorgée de vin qu’il prend, elle détourne le regard et ça l’agace, cette distance qu’elle insiste à maintenir, même s’il comprend, même si c’est évident qu’il ne suffit pas de se retrouver pour que tout reprenne son cours, pour que leur complicité d’antan revienne, mais il essaie, lui, au moins… Il n’a plus peur d’essayer, de s’y jeter à corps perdu, enfin conscient qu’ils ont déjà perdu suffisamment de temps, bien assez pour ne pas risquer de rater cette nouvelle opportunité qu’on leur offre. Il repose alors son verre sur la table basse pour reprendre son sérieux et lui répondre, calmement. « Ah oui ? Tant mieux alors, ce serait dommage d’avoir besoin d’aide trop longtemps ! » Il rigole, taquin, lui lançant un regard en coin et le sourire qui va avec. « Ça veut dire que… tu restes ici, pendant ce temps ? » S’il pouvait, il ferait en sorte qu’elle ne reparte plus jamais. Il sait pourtant qu’il n’en a pas le droit, mais fera tout pour qu’elle ne parte pas par fuite, qu’elle ne s’échappe pas de lui. « Tout se passe bien, je n’en suis pas encore à courir un marathon mais ça avance doucement. C’est presque dommage, je commence vraiment à m’habituer à la canne ! » Ca l’amuse, maintenant. Même s’il sera bien content de se débarrasser de ce boitement, si un jour il y arrive. « Je ne sais pas si j’arriverai à retrouver totalement l’usage complet de mes jambes mais… c’est déjà bien plus encourageant qu’au début. » Dire qu’on lui avait annoncé qu’il risquait de ne plus jamais marcher… au final, sa volonté aura été plus forte. Un peu grâce à elle, mais ça, il ne lui dira pas tant qu’elle ne sera pas prête à l’entendre.

Il l’observe tandis qu’elle prend une gorgée -pense-t-il- de son verre, mais en vide finalement entièrement le contenu. « Euh… Ça va ? Tu devrais peut-être ralentir sur la bouteille, tu crois pas ? » Il n’a aucune idée de sa consommation d’alcool actuelle, n’ayant pu voir que celle, insouciante et gentillette de l’adolescence, mais quelque chose lui dit que ce n’est pas spécialement si rare de la voir s’embrumer l’esprit pour oublier, et ça l’inquiète déjà. Il attrape donc la boîte de nourriture de Charlie pour la lui tendre. « Remplis-toi au moins l’estomac… non ? » Il a l’air con, avec ses banalités, mais que faire après tout ? Il ne va pas l’encourager à boire plus, ne va pas non plus le lui interdire, il peut peut-être au moins essayer de limiter un peu les dégâts. « Eh, j’espère que t’as pas pris de cachet pour ton bras ! » Parce que oui, ça aussi il avait oublié, mais mélanger traitement médical et alcool, ça ne fait jamais bon ménage. « Heureusement qu’on est chez toi déjà ! » Il préfère rire un peu comme pour compenser le léger stress qui l’assaille, mais la surveille tout de même, du coin de l'œil en prenant à son tour une gorgée, bien plus raisonnable qu’elle. Il faut dire que depuis son accident, il s’est un peu calmé sur sa propre consommation…